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Note de lecture: La demeure des esprits (Tobias Schneebaum)

Ce livre, paru initialement en anglais sous le titre Where the Spirits Dwell, est un récit issu des différents séjours qu'un globe-trotter féru d'art et de découvertes, Tobias Schneebaum, passa en pays Asmat, sur la côte sud de la Nouvelle-Guinée dans les années 1970.
Après une première visite en 1973 et un coup de coeur pour l'art si particulier de cette région, T. Schneebaum repartit obtenir les diplômes nécessaires et revint entre 1975 et 1981, chargé de constituer un musée local.
Au cours de ces années, il a fréquenté les seuls Occidentaux à vivre de manière permanente au milieu des Asmat : les missionnaires catholiques membres de l'ordre des Croisiers, présents depuis le milieu des années 1950. Ceux-ci sont ainsi campés au travers de quelques portraits plutôt chaleureux (même si l'ambiguité de leur action vis-à-vis des Asmats est soulignée : les missionnaires apparaissent à la fois comme les défenseurs de cette population vis-à-vis des empiétements et des prévarications des affairistes étrangers et de l'État indonésien, et comme les farouches adversaires de bon nombre de coutumes locales, au nom de la morale chrétienne). En ce qui me concerne, j'ajoute que ces portraits prennent une saveur particulière, puisque ces derniers mois, j'ai passé d'assez longues heures à éplucher les écrits de ces missionnaires, qui forment la principale, sinon la seule, source ethnographique sur cette région. J'avais ainsi l'impression de redécouvrir les figures familières de Frank Trenkenshuh ou d'Alphonse Sowada – dont j'ai appris qu'à 36 ans, il fut le plus jeune évêque jamais nommé par l'Église – sous un angle nouveau et assez inattendu.
Publié dans une collection de poche, le récit de Schneebaum est écrit dans une langue très simple, directe et accessible, et ce n'est pas la moindre de ses qualités. On est à mille lieues du jargon technique ou pédant affectionné par certains anthropologues professionnels, et le livre se dévore tel une suite de souvenirs de voyages ou d'exploration.
Ce qu'il décrit est la désintégration d'une société traditionnelle soumise de toutes parts à des forces dissolvantes.  Il fourmille de faits pris sur le vif et de descriptions très évocatrices du quotidien : ainsi, sur les déplorables conditions sanitaires de ce peuple vivant dans un environnement de marais, sur l'attitude détestable – et l'absolue corruption – de l'administration indonésienne (les Asmat se trouvent dans la partie occidentale de l'île de Nouvelle-Guinée, annexée à l'Indonésie sous le nom d'Irian Jaya). T. Schneebaum pointe les méfaits des sociétés occidentales venues chercher du bois et qui n'hésitent pas à tromper les Asmat, les enrôlant de force ou refusant de les payer pour le travail accompli. Quant aux milieux d'expatriés, affairistes ou baroudeurs venus s'enrichir à bon compte, ils ne sont pas épargnés par quelques brèves mais féroces descriptions.
Mais c'est avant tout des Asmat eux-mêmes que parle le livre : de leurs innombrables superstitions, de leurs cérémonies funéraires, du cadre rituel de leurs sculptures, ou encore de l'organisation sociale des rapports entre hommes et femmes. Sur ce point, une scène étonnante montre des femmes attaquant collectivement la maison des hommes, infligeant même à certain d'entre eux quelques blessures ; T. Scheebaum, lui-même un peu ensanglanté, se fait alors expliquer qu'il s'agit d'une sorte de saturnale, où les femmes se vengent (partiellement) des coups et des humiliations reçues tout au long de l'année.
La description de la vie traditionnelle asmat ne fait pas l'impasse sur les aspects les plus violents de cette société, qui n'en manquait pas. Elle vivait dans un état de conflit endémique, en particulier autour de la chasse aux têtes ennemies, censées apporter la fertilité indispensable à la croissance du sagou sauvage (base de leur nourriture) et des jeunes garçons. Une expédition est ainsi reconstituée et décrite de manière très réussie (p. 241-246). Et, comme les atrocités ne se limitent pas à la chasse aux têtes, plusieurs épisodes témoignent de la brutalité générale des rapports sociaux.
Bouclier asmat gravé (détail)
En termes de description ethnographique, le livre présente une importante lacune et une série d'informations inédites.
La lacune concerne l'existence de certaines différenciations socio-économiques au sein de la société asmat. La présence de leaders polygames et ordonnateurs des grandes fêtes rituelles, qui se distinguent de la masse des hommes ordinaires, est virtuellement passée sous silence par l'auteur, qui donne au contraire l'impression qu'on se trouve face à une société à laquelle présiderait un égalitarisme sourcilleux. Il s'agit sans doute là du principal regret que peut laisser son récit.
En revanche, celui-ci contient de nombreuses informations inédites sur les pratiques sexuelles, en particulier homosexuelles, dans cette région. Homosexuel lui-même, T. Schneebaum est assez curieux sur le sujet, comme on peut aisément le comprendre. Il découvre là une société où non seulement ces pratiques ne sont ni réprimées, ni même désavouées, mais où elles sont érigées en norme : tout homme est tenu d'avoir un mbai, un partenaire sexuel – on parle là, bien sûr, de la période précédant l'arrivée des missionnaires. Mais T. Schneebaum découvre justement, et rapporte non sans un peu d'humour, comment les Asmats continuent à se livrer à leurs amours pécheresses à leur insu. Il est donc le premier ethnographe à rapporter ces coutumes, et donne quelques détails d'un grand intérêt.
Chez les Asmat, donc, l'homosexualité est institutionnalisée : tout homme possède un mbai, partenaire attitré, choisi dès l'enfance (par lui-même ou sa famille). La relation homosexuelle est une relation monogame et scrupuleusement égalitaire : les deux mbai ont le même âge, se considèrent comme liés par des obligations identiques et, même sur le plan sexuel, tout acte doit être immédiatement suivi de la réciproque : les deux partenaires doivent jouir successivement. Les épouses n'éprouvent aucune jalousie à une telle relation ; en revanche, la jalousie s'exprime avec virulence soit entre hommes, si un partenaire va éjaculer avec un autre homme (de simples caresses, ou même une pénétration, ne sont pas considérées comme fautives tant qu'il n'y a pas orgasme), soit vis-à-vis d'autres femmes – les Asmat semblent au passage s'adonner avec entrain à l'adultère que leur société condamne officiellement. L'homosexualité féminine, elle, semble inconnue, et l'idée même qu'elle pourrait exister provoque rires et incrédulité parmi les hommes.
Au passage, T. Schneebaum esquisse des éléments de comparaison avec d'autres sociétés néo-guinéennes : on est ainsi très loin de Baruya ou des Sambia, marqués par une domination masculine extrême, et chez qui l'homosexualité apparaît comme une pratique collective destinée à faire croître les enfants pour les transformer en hommes – seul le sperme étant censé détenir les vertus nécessaires à cette opération. On est également assez loin des pratiques des Marind (voisins des Asmat), où les couples homosexuels rassemblent systématiquement un adulte et un jeune, peut-être dans l'esprit de ces amitiés guerrières que l'on retrouve chez certains Grecs ou barbares de l'Antiquité. Il y a donc là quelques pièces de premier choix versées à l'épais dossier des pratiques sexuelles, dont on peut deviner qu'elles sont susceptibles de s'agencer selon de très nombreuses configurations culturelles, et qu'elles ne sauraient être reliées de manière simple (simpliste) aux autres aspects de l'organisation sociale.

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